Hoël Duret
 
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Hoël Duret
par Ingrid Luquet-Gad
Catalogue personnel, résidence Saint Ange, 2020


Chez Hoël Duret, nous regardons le monde, un monde, ce monde qu'il brosse, par le prisme d'un narrateur embarqué. Ayant depuis longtemps renoncé à impulser le cap à son embarcadère, il se contente désormais de se laisser mener en bateau. Le souffle picaresque, l'entrain épique est bien là. Mais faute de direction, la conquête de l'explorateur finit en queue de serpent, et son trajet trace, plutôt que de fières incursions en terre inconnue, les infinis cercles concentriques de l’Ouroboros. C'est un fait : les grandes épopées d'antan ont fait leur temps. Ce n'est pas que la Terre aurait déjà été intégralement quadrillée, mesurée, arpentée et mise à plat, plutôt que les instruments de mesure ultra-perfectionnés dont tout un chacun dispose désormais ne font plus sens. Peu à peu, leurs résultats ont fini par sembler aussi absurdement poétiques qu'une suite de hiéroglyphes, comme s'ils alignaient à l'infini les réponses lacunaires à une question obsolète. Subrepticement, Google Maps a fini par se transformer en pierre de Rosette high tech. Et un beau jour, il a bien fallu s'en rendre compte : la prétention même d'organiser et de mettre à plat le réel est dépassée. Ce qui a changé entre temps, c'est la prise de conscience d'un inéluctable. Cela fait déjà longtemps que le rêve cartésien de se rendre comme maître et possesseur de la nature s'est dissout, sans cependant que notre manière d'habiter le monde ait pour sa part vraiment changé. Alors l'explorateur d'antan devient un voyageur à la dérive. S'il n'a pas encore renoncé au périple, il a fini par accepter qu'il ne décidera plus du trajet, devenant alors sorte d'équivalent humain du fameux tumbleweed des films western.

Hoël Duret écrit les récits picaresques de notre décennie finissante, celle d'une lente et confuse sortie de l'anthropocentrisme. Là, les loosers magnifiques ne sont plus uniquement des marginaux ayant décidé par refus des systèmes établis de se placer hors jeu. Ils préfigurent de notre sort à tous, humains diminués et désemparés, engourdis par l'habitude au long cours de conquérir et d'asservir, et désormais propulsés dans un monde à nouveau sauvage. Désormais, l'alternative est la suivante : s'allier avec les autres vivants ou s'étioler lentement avant de disparaître totalement. Dans un monde rendu à l'état de totalité inorganisée, ce « rythme-chaos ou chaosmos » évoqué par Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, 1980), les narrateurs de l'artiste sont tour à tour designer (La Vie Héroïque de B.S., 2013-2015), câble de fibre optique doté de conscience (UC-98, 2016-2018), journaliste reporter (Too Dumb to Fail, 2018), aventurier peureux (Life is old there, 2019) ou tout simplement, comme dans le dernier projet en date, artiste (low, en cours). Autour de l'armature d'un récit mené sur plusieurs chapitres, Hoël Duret vient brosser par petites touches un écosystème composé de multiples personnages et de leurs points de vue choraux. L'entreprise est totalisante, presque wagnérienne. Ces narrateurs, nous leur emboîtons à notre tour le pas. Nous nous laissons entraîner sous la mer parmi les méduses en plastique et les sirènes à la retraite (UC-98), à bord d'un paquebot infernal (Too Dumb to Fail) ou venons nous échouer mollement sur une plage (Life is old there). Ou encore, nous nous retrouvons propulsés dans un futur spéculatif alors qu'une crise écologique majeure vient d'éclater, qui teinte le jour de jaune et provoque l'afflux vers la Nouvelle-Zélande de richissimes réfugiés climatiques de la Silicon Valley (Drop out).

En 2015, The Atlantic publiait l'article « Climate Fiction : Can Books Save the Planet ? », diagnostiquant l'essor d'un nouveau genre de science-fiction, la cli-fi, tentant d'imaginer des univers soumis à diverses mutations écologiques et climatiques. Au cours des années 2010, c'est bien cette même tentative de créer des mondes, en anglais « worldmaking », qui se sera imposée comme une ligne de force, traversant aussi bien la création artistique visuelle que musicale. Unis dans l'effort de rendre sensible le changement, les deux registres tendent d'ailleurs à s'indistinguer. Chez les plasticiens, l'horizon du Gesamtkunstwerk s'impose à travers des simulations immersives qui s'affranchissent allègrement des coordonnées du white cube pour ouvrir sur un univers fonctionnant en totale autonomie – ainsi des vidéos de Cécile B. Evans, Jordan Wolfson, Ian Cheng, Ed Atkins ou encore Jacolby Satterwhite. Chez les musiciens, l'aspect visuel est de plus en plus intégré comme la partie insécable d'un tout. Dans un article paru en octobre 2019 entre les colonnes de Pitchfork, le critique Simon Reynolds diagnostiquait l'avènement d'une mouvance qu'il nommait « conceptronica », détaillant l'exploration similaire par des musiciens comme Chino Amobi, Lee Gamble, Amnesia Scanner, Holly Herndon ou le label berlinois PAN. Face à l'effondrement des repères théoriques permettant autrefois d'organiser la multitude et de s'y orienter, construire des mondes alternatifs et pluriels, spéculatifs et possibles, permet par la simulation et la fiction d'apprendre à naviguer les eaux troubles de l'incertain – et d'y trouver une certaine fascination pulsionnelle.

Chez Hoël Duret, cette aspiration se traduit par une vaste palette de médiums qui, tout comme les points de vue, ne sauraient se réduire à un seul. low, le dernier projet en date de l'artiste, poursuit le projet NFT pH<7. Si la vidéo Drop out (en cours), fournit l'armature narrative du projet, viennent également s'agréger autour d'elle des peintures, des gravures sur PMMA, des sculptures phosphorescentes et des aquariums en verre soufflé qui recomposent un environnement immersif. Comme point de départ à la fiction, celle que déploie la vidéo et que précisent les œuvres dans l'espace, il y a l'exposition NFT pH<7 logique (2019) organisée à la Fondation Louis Vuitton à Paris au début de l'année 2019. Ecosystème artificiel, hors-sol et connecté, l'installation venait connecter à Twitter une végétation cultivée artificiellement aussi luxuriante qu'hétéroclite. En fonction des données météorologiques publiées sur le réseau, un algorithme en activait en temps réel certains paramètres – son, lumière, brouillard et système hydraulique. Drop out, qui s'ouvre alors que l'artiste-narrateur vient de terminer son exposition et s'envole pour la Nouvelle-Zélande, pays où l'artiste réel tourne la vidéo à la faveur d'une résidence de quatre mois à l'Université Massey de Wellington. Mais voici que l'artiste et son double se trouvent tenaillés d'une irrépressible anxiété climatique. La technologie ne paraît définitivement plus en mesure de tenir ses promesses émancipatrices. Pour développer ses algorithmes, l'artiste n'a-t-il pas lui-même dû avoir recours aux modèles développés pour AWS, une branche d'Amazon ? Le constat est inexorable. Les grands groupes transnationaux remplacent peu à peu les cadres de régulation démocratiques, le règne absolu du profit accélérant l'action délétère de l'homme sur son environnement.

Rien cependant n'autorise encore un pessimisme définitif. La prémonition du pire peut encore être chassée d'un revers de main. Les mauvais augures sont là, les signes prolifèrent. Mais ces présages, il reste encore possible de les mettre sur le compte du délire individuel et collectif, ou du pessimisme morbide des fins de siècle. Lorsqu'atterrit le narrateur de Drop out, une crise écologique majeure vient d'éclater et un épais brouillard jaune mange le ciel de Wellington. Déjà, les plus riches de la planète commencent à y ériger des villa-bunkers privatives. Les autres, à l'instar de la bande de désoeuvrés que rejoint le narrateur, errent sans but et sombrent lentement dans un état second. On ne sait encore s'il s'agit d'hallucinations (produits ? ennui?) ou si le réel lui-même se décolle définitivement du paradigme jusqu'alors considéré comme établi. Dès le prologue venant mettre en exergue le processus de fabrication du film, la fiction s'est insidieusement rapprochée du réel. La climate-fiction n'anticipe plus de possibles futurs, elle se niche au creux de l'espace-temps que nous habitons. S'il y a plusieurs mondes, c'est qu'ils semblent désormais superposés et imbriqués, venant feuilleter une sorte de présent perpétuel kaléidoscopique. L'impossibilité de distinguer une perspective ou une ligne de fuite unique fait alors planer le spectre d'un relativisme absolu. Copernic était-il lui aussi fou, fiévreux, drogué ?

Par rapport à ses congénères engagés dans la création de mondes, Hoël Duret ajoute une dimension qui lui est propre : le trajet, le voyage et le parcours, ou à défaut de leur réalisation effective, l'idée fantasmatique de l'ailleurs. « L'apocalypse n'est pas quelque chose qui vient. L'apocalypse a déjà touché une partie considérable de la planète, et ce n'est que parce que nous vivons au sein d'une bulle d'incroyable privilège et d'isolement social que nous pouvons encore nous permettre le luxe d'anticiper l'apocalypse », écrivait déjà Terence McKenna, figure de la contre-culture américaine des années 1990. Aujourd'hui référencé par nombre d'auteurs à l'intersection entre l'écologie et les nouvelles technologies, son constat s'applique méticuleusement aux récits de l'artiste. L'inégalité sociale face à la crise climatique est explicite avec Drop out, mais plus généralement, tous les narrateurs finissent à leur manière par réaliser qu'ils vivent dans une bulle. Le conditionnement est parfois socio-économique, mais dans la plupart des cas, il est surtout mental, hérité des schémas de pensée qui structurent obstinément notre perception du monde. La trajectoire prend alors la forme d'un récit initiatique dont la structure est proche de celle des mythes et des contes. Lorsque nous emboîtons le pas au narrateur, nous sommes à notre tour sommés d'effectuer le même cheminement pour dire adieu au confort ouaté de l'habitude. Nous devons ainsi enclencher notre propre transition et ce faisant, laisser derrière nous telle une mue la perspective anthropocentrique des grands systèmes de pensée cartésiens et coperniciens.

Dans les écosystèmes pluriels de l'artiste, il est fréquent que des éléments inanimés accèdent au statut de personnages. Il y avait le câble de fibre optique sous-marin ou le tuyau de plomberie, il y a désormais, dans Drop out, la villa-bunker de style moderniste qui se transforme en monstre inquiétant ou en monolithe irradiant. Souvent, ces entités conscientes et sentientes viennent voler la vedette au narrateur, sommé d'apprendre à se considérer comme un simple vivant parmi une multitude d'autres. La survie de tous en dépend. Que la terre soit habitable n'est en effet pas une propriété géophysique mais un processus de boucles récursives impliquant l'ensemble de la vie, exigeant que soient esquissés des réseaux de coopération pour la maintenir sur une longue durée malgré les transformations. Cette interdépendance n'est pas une réaction à la crise, elle a toujours été la condition de survie de tout biotope. L'idée est avancée par le climatologue James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulies en 1970, qui s'associent pour tenter d'asseoir ce que d'autres scientifiques avant eux évoquaient déjà. Sous le nom d' « hypothèse Gaïa », ils avancent que la Terre serait un système physiologique dynamique, où l'ensemble des êtres vivants forment un super-organisme auto-régulé à l'échelle de la planète – Gaïa. A l'époque encore entourée de soupçons de vitalisme (la Terre aurait une « conscience »), Bruno Latour reprendra l'idée à son compte pour l'adresser à nos contemporains en tant qu'expérience de pensée. On notera alors l'importance de l'imaginaire fictionnel, la croyance certes primitive à l’existence d'une Terre-déesse, Terre-mère, Terre-personnage, demeurant la meilleure manière d'éveiller l'empathie et à travers elle, le changement.

Les espaces fictionnels multi-spécifiques sont autant de lieux d'apprentissage affectif de ces nouveaux réflexes symboliques et critiques. Comme au sein d’un jeu vidéo immersif, le spectateur passe par plusieurs paliers successifs. Il est d'abord intrigué, désorienté, perplexe. Il voit le narrateur, symbole de l'ancien monde, s'abîmer dans la léthargie ou le délire, et ne pas parvenir à s'adapter. Pendant ce temps, le spectateur, lui, commence progressivement à se prendre au jeu. Il faut dire que l'intrigue que tisse Hoël Duret est captivante, et ses environnements régis par les préceptes de la Deep Ecology et de l'Ontologie Orientée Objet finalement plutôt accueillants. Peu à peu, le processus de conquête enclenché face aux espaces inconnus se transforme en connivence spontanée. Tout espace est un espace produit, écrit en 1974 Henri Lefebvre dans La production de l'espace, un espace traversé de logiques de pouvoir et de domination. En mouvement et en reconfiguration permanente, les écosystèmes d'Hoël Duret s'y soustraient d'emblée. On apprend alors à les habiter en locataires plutôt qu'en propriétaires, et à y tisser des rapports horizontaux d'échange avec les artistes-tumbleweed, tuyaux-personnages, villa-bunker-monolithes. Car résister, et se débattre seul, ce serait étouffer sous ce brouillard jaune descendu envelopper tous les vivants sans exception. « De la même manière que le féminisme et la théorie post-coloniale ont insisté sur le besoin de subjectivités multiples, le processus critique de la spatialisation géographique insiste sur l'habitation multiple des espaces à travers les corps, les relations spatiales et les dynamiques psychiques », assène à son tour Irit Rogoff dans Terra Informa (2000). Son constat doit désormais être élargi aux non-humains, et les univers d'Hoël Duret en sont en quelque sorte les simulateurs.





Interview Hoël Duret
par Patrice Joly
pour 02 magazine, avril 2019


Alors que son exposition à la Fondation Louis Vuitton, NFT pH<7 logique, s’achève ce week-end, Hoël Duret vient de livrer une proposition qui a marqué les esprits des festivaliers de Do Disturb au Palais de Tokyo. Life is old there (2019) présentait durant les trois jours du festival une installation évolutive hésitant entre l’enchevêtrement cathartique des récits, façon Lost, et le tableau vivant que vient ponctuer régulièrement la lecture du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa : la « performance » d’Hoël Duret nous a autant fait penser cependant, question référence littéraire, à l’ambiance délétère du roman de Malcom Lowry, Au dessous du volcan, avec son lot de péripéties « tragico-alcooliques », qu’aux circonvolutions mélancoliques du lisboète, question de décor et de choix de spiritueux…

Votre exposition dans le showroom de la Fondation Vuitton se compose d’une installation qui représente une sorte de jungle domestiquée enserrée dans un réseau de câbles qui semble l’informer en même temps qu’il paraît tirer de nombreuses informations de cette prolifération végétale : avez-vous voulu donner une image angoissante des liens qui nous relient au vivant, un peu comme si l’humain ne pouvait s’empêcher de vouloir toujours tout contrôler, y compris la pousse des plantes, leur développement, leur rythme de vie, etc. ?


Hoël Duret : Cette installation s’inscrit dans un ensemble plus vaste, intitulé NFT pH<7, dont elle n’est qu’un chapitre, et qui explore le projet humain de domestiquer et scénographier la nature dans un jeu entre le paysage et sa représentation. Cette poursuite d’une nature vierge, mythologique, en rupture avec la sphère humaine est ancienne et a construit la dichotomie Nature / Culture. La peinture paysagère s’est employée à sublimer la Nature mais, en exacerbant la fascination qu’elle exerce sur l’homme, elle affirme aussi la domination de ce dernier par son pouvoir à la représenter, le peintre dominant son sujet. Depuis que le train a sifflé dans le Walden d’Henry David Thoreau, la vision pastorale de la Nature s’est fissurée. L’emprise humaine s’est répandue au niveau du pays et les campagnes se sont transformées en machines ultra-productives. L’édification des serres tropicales au XIXe siècle a achevé cette domination en recréant artificiellement des paysages exotiques avec leurs climats. Ces concentrés du monde mis en scène comme des tableaux ont étendu la domination de l’homme sur la nature in vivo. NFT pH<7 logique présente une vision résolument altérée de la Nature, renvoie à une supposée Arcadie et s’appuie sur une iconographie technologique New Age afin d’explorer de nouveaux symboles et possibilités de la dichotomie Nature / Culture.

Faut-il prendre cette installation comme une prévisualisation d’un environnement de plus en plus encadré par la technologie et les données, à l’instar des expériences de Biosphère 2 d’expérimentation d’une serre autonome en oxygène et aliments dans les années 80 ou, plus près de nous, des expériences de vie dans un environnement confiné dans l’idée de survivre aux longues périodes dans les vaisseaux spatiaux ou sur d’autres planètes, ou est-elle plutôt le signe d’une nécessaire collaboration entre les forces du vivant et la technologie 3.0, version there is no alternative pour sauver la planète : un plaidoyer pour réconcilier la big science et la nature ?

Hoël Duret : Oui, elle est un peu tout cela mais dans une logique de symboles de représentations de la relation Nature / Culture. La caractérisation du présent comme un Âge Numérique perpétue l’illusion d’un moment cohérent de l’humanité pour masquer la multitude d’éléments disparates qui composent notre expérience quotidienne. Le catégoriser de la même façon que l’Âge du Cuivre, du Bronze ou du Fer, c’est tenter de le rendre homogène. Cette qualification erronée se fonde sur l’idée que nous vivons aujourd’hui en parfaite harmonie dans nos univers digitaux et que des millions d’individus partageront bientôt un niveau similaire de compétences technologiques et de prérequis intellectuels. Force est de constater que nos prothèses digitales nous ont appris à cliquer, swiper ou slider mais pas à en avoir une compréhension et une utilisation fine ni à mettre en place des applications bénéfiques. D’une certaine façon, cette installation postule que la technologie et ses applications sont décevantes. Le dispositif mis en place pousse au contraire à une expérience contemplative, ce qui va à l’encontre du développement de la technologie qui cherche à éliminer le temps superflu.

Votre installation me fait penser également au dernier film de Claire Denis, High life, dans lequel la serre joue un rôle fondamental dans la vie et la survie du vaisseau spatial, à la fois comme ressource en oxygène, en protéines et autres oligo-éléments, mais aussi en tant qu’attache plus profonde, plus enfouie, au vivant : est-ce le même genre de réflexions qui vous anime ?

Hoël Duret : Je n’ai pas vu le film de Claire Denis mais j’en ai lu le pitch. Dans les différents chapitres de NFT pH<7, je m’amuse à tirer de nouveaux fils de récit qui développent de nouveaux liens au vivant. À la Fondation Louis Vuitton, cela passe par un dispositif numérique et le monstre de câble mais, dans une vidéo de la même série, je mettais en scène une nymphe dans cette Nature 3.0, dans une sculpture je présentais des visions de plantes sous psychotropes, dans une série de peintures je m’amusais d’hallucinations molles… Je travaille en ce moment sur les potentialités d’une intelligence des plantes au même titre qu’une intelligence artificielle. Ce que je cherche dans ce projet et cette relation au vivant, ce sont des modes de narration et de perception alternatifs donc, en ce sens, cela rejoint certainement les réflexions du film de Claire Denis.

Au Palais de Tokyo, on retrouve un environnement confiné mais, cette fois-ci, ce sont plutôt les humains qui sont assignés à résidence tandis que les plantes, également présentes, ont l’air de pouvoir vivre leur propre vie, de même que les animaux semblent heureux de leur sort : faut-il y voir une parabole, celle d’une humanité toujours condamnée à désespérer de son sort quand bien même le contexte semble capable de lui procurer tout ce dont elle a besoin pour être heureuse ? Le jardin d’Eden comme décor éternel au déballage des angoisses métaphysiques de l’humanité ?

Hoël Duret : Le jardin d’Eden, l’Arcadie… L’image d’une Nature vierge est profondément ancrée dans l’inconscient collectif alors que cela n’existe plus nulle part depuis très longtemps. Cette vision de la Nature est altérée dans la mise en scène de ces deux projets pour appuyer la nécessité de reprendre les récits qui ont traditionnellement organisé les sociétés occidentales. Dans LIFE IS OLD THERE, le personnage principal reste échoué sur la plage car il a peur de rentrer dans la jungle qu’il trouve finalement terrifiante alors qu’il la fantasmait depuis longtemps. Cette bande de sable devient un enfer dont il est prisonnier, accompagné de personnages plus perdus les uns que les autres. Sa peur de la Nature devenue monstrueuse se mue en spleen, reprenant des poncifs de la littérature : le roman d’aventure, de grands espaces tourne court et la performance s’amuse de cela.

D’un point de vue définitionnel, faut-il encore parler de performance dans la mesure où votre proposition est très écrite, très cadrée, bien que l’on ait l’impression qu’il y a une grande part laissée à l’improvisation ? On a parfois plus l’impression d’une très longue pièce de théâtre…

Hoël Duret : Avec Tanguy Malik Bordage, le metteur en scène que j’ai invité sur ce projet, nous avons fait le choix de ne pas préparer cette proposition comme une pièce de plateau de théâtre (avec une scène faisant face au public) pouvant temporairement être adaptée aux espaces du Palais de Tokyo. Dès le début nous avons travaillé avec trois faces ouvertes au public — dans notre espace, il y a un fond de scène mais pas de coulisses —, le public peut donc tourner autour du plateau sur trois faces tandis que les acteurs jouent avec le quatrième « mur » du théâtre, le jeu est travaillé tout en tension et quasiment sans texte, la narration est étendue à l’extrême… Les acteurs de théâtre qui ont performé avaient pour consigne de se projeter dans un tableau, de ne pas chercher à être efficaces mais, plutôt, de toujours chercher à le composer. Pour le théâtre, le format et les codes sont décalés. Si LIFE IS OLD THERE ne peut pas être qualifiée de performance, ce n’est pas à moi d’inventer la case à laquelle elle correspond, moi je m’amuse des formats et c’est bien là le propre de mon travail.

J’ai été stupéfié par l’ampleur du projet, avec une emprise en temps et en espace considérable : avez-vous plutôt travaillé de manière collective, ou bien avez-vous tout écrit de votre côté ?

Hoël Duret : J’ai proposé ce projet à Vittoria Matarrese, commissaire générale du festival Do Disturb, lors de notre premier rendez-vous. Puisqu’il est la suite de la fiction initiée en janvier 2018 lors de mon exposition personnelle à la Galerie Edouard-Manet de Gennevilliers, la trame narrative était déjà en place. J’ai ensuite dessiné l’ensemble de la scénographie puis nous avons commencé à écrire les cinq heures de jeu avec Tanguy Malik Bordage en définissant précisément nos personnages et le type de jeu que nous souhaitions. Lors des trois semaines de répétition, nous avons travaillé en longues sessions d’improvisation lors desquelles les acteurs proposaient tous des quantités de petites actions correspondant à leurs personnages que je notais, puis nous faisions le tri dans leurs propositions. Toutes les actions collectives qui ponctuent discrètement la performance ont été testées de la même façon. Les deux scènes climax (le coucher du soleil et le final) étaient présentes depuis le début dans ma trame. L’écriture a donc été très partagée entre tous, acteurs inclus. Je ne travaille jamais seul sinon je m’ennuie, je ne crois pas à la pratique solitaire du travail d’auteur.

Qu’est-ce qui relie ces deux démarches qui semblent plutôt opposés formellement —l’une, à la Fondation Louis Vuitton, où la « scène » est désertée de toute présence humaine, même sous forme de représentation, et l’autre, au contraire, tableau vivant qui ne cesse d’évoluer tout au long de ces trois jours — si ce n’est la présence du végétal ?

Hoël Duret : Mon travail est structuré par le récit à travers de grands projets. Ma matière première est la fiction dont je joue des styles et des registres. La façon dont se construit une narration via ses ressorts d’écriture est aussi importante que son scénario et son médium. Ces deux propositions sont des chapitres de scénarios avec points de vue, scènes, personnages, situations… Les formes et les médiums divergent donc librement selon les projets et les chapitres d’un même projet selon ce qui me semble être le plus adéquat pour travailler. Mes scénarios livrent une vision critique et amusée de mouvements, concepts, et écoles de pensée : tout ce qui voudrait être une recette pour rendre le monde tangible, cohérent, simple et rassurant. Ces deux propositions se nourrissent d’univers différents et sont deux scénarios distincts mais des ponts les relient : la fabrication d’une image, la dichotomie Nature / Culture, un certain humour…





Hoël Duret - Fondation Louis Vuitton
par Pascale Krief
Artpress #466, mai 2019


Après l’exposition Too Dumb to Fail, qui s’inspirait de l’univers narratif et visuel des années 1980 et s’articulait autour de l’imagerie d’un paquebot à la dérive, Hoël Duret poursuit, avec l’installation NFT pH<7 logique, l’investigation de l’état du monde et de l’histoire des inventions formelles. Structurée autour des notions de paysage et de serre, l’installation prend le contre-pied de leurs formes traditionnelles, en s’attachant à inventer un jardin d’hiver « critique » qui constituerait le reflet de l’état du monde au 21e siècle. Si les serres avaient pour fonction de permettre au visiteur de découvrir la végétation locale d’un territoire éloigné, celle de Duret est composée d’une accumulation de végétaux de différentes provenances, cultivés hors-sol dans des bacs en polystyrène, superposés ou suspendus à même la structure métallique de l’œuvre. Celle-ci, qui se déploie sur dix mètres de hauteur et évoque l’armature déconstruite d’une serre, fait écho à certains éléments architecturaux de la fondation. Cette installation immersive est entièrement pilotée par des algorithmes. Lumières, conditions atmosphériques, hydrauliques et sonores varient à chaque instant, car issues de l’analyse permanente des hashtags de données climatiques publiées sur Twitter à travers le monde. Parcourue par un écheveau de câbles, NFT pH<7 logique, qui « goutte, suinte, grésille et respire », forme un anti-paysage et offre une lecture critique du 21e siècle – glocalisation, instantanéité des communications, toute-puissance des réseaux sociaux.





Hoël Duret
par Julie Crenn
artpress n°449, novembre 2017


Entre 2006 et 2011, Hoël Duret étudie à l’école supérieure des beaux-arts de Nantes. Progressivement la notion de bricolage prend de l’ampleur dans sa pratique : il s’approprie et réinterprète au moyen de matériaux pauvres les œuvres modernistes. L’architecture, l’outil et le Do it yourself structurent sa pratique, comme le démontre par exemple la double édition I CAN DO ANYTHING BADLY (2013-2014). L’œuvre collective interroge la perte des savoir-faire et les pratiques amateurs au sein d’une histoire sociale et esthétique du bricolage en Occident. Les premières œuvres trouvent un écho manifeste dans sa démarche actuelle, où, dans un même sillage d’artistes comme Marcel Broodthaers, Robert Filliou, Éric Duyckaerts, Jacques Julien ou encore Laure Prouvost, l’échec rime avec ironie et esprit critique.
Hoël Duret construit une pensée protéiforme dont l’objet principal est l’acte de création même. Pour cela, il s’inscrit dans le champ de l’absurde, celui de l’artiste idiot, maladroit, dont les visions sont systématiquement mises en échec. Sous la surface burlesque et souvent drôle, il déploie une pensée critique à l’encontre d’un élitisme intellectuel, des esthétiques dominantes et des références sacralisées qui font autorité. Il circule ainsi entre les territoires en convoquant aussi bien le cinéma, le design, la danse, la peinture, la musique ou l’architecture. Sa réflexion plastique et critique se développe en différents « projets tiroirs » au sein desquels la fiction et la narration jouent un rôle central. Chaque projet adopte différentes formes correspondant à différentes étapes de narration donnant lieu à des installations, vidéos, performances, éditions, peintures ou sculptures. Ils sont construits comme des films avec un scénario, des scènes, des personnages identifiés, des décors. L’histoire des arts y est aussi extrêmement présente. Entre hommages et irrévérences, l’artiste distille des clins d’œil dans chacun de ses objets, décors, gestes ou plans. Entre 2013 et 2015, il s’engage dans La Vie Héroïque de B.S., l’histoire d’un designer confiant à qui l’on confie l’absurde mission de parfaire les propriétés et la forme de l’œuf de poule. Le projet donne lieu à trois expositions (sculptures, peintures, installations) et à un opéra vidéo composé de trois actes. Hoël Duret y installe une parodie critique de l’esthétique moderniste dont les références sont omniprésentes. De Jacques Tati à la création industrielle, en passant par le design italien des années 1960 et Le Corbusier, il opère à un véritable collage référentiel visant une idéalisation d’un passé glorieux baigné des grandes utopies. Plus récemment, il présente UC-98 (2016), une nouvelle œuvre tentaculaire dont le sujet principal est un câble de fibre optique sous-marin à partir duquel des personnages sont activés : deux danseurs, des méduses en plastique et une sirène à la retraite. Ici, l’artiste explore davantage notre rapport à l’information, ses modes de diffusion et son impossible digestion. À travers ses différents projets, Hoël Duret envisage la création et le rôle de l’artiste avec une grande liberté et une vision multiforme qui tend vers un art total dénué de toute autorité.





Extérieur nuit ou les nouveaux storyboards
par Mai Tran
revue 303 n°138, portfolio spécial d'Hoël Duret

« Une œuvre est à la fois l’ordre et sa ruine. Qui se pleurent. »
Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion des musées nationaux, 1990.

L’univers artistique d’Hoël Duret est résolument immersif : il évoque l’image et sa fabrication, révèle une histoire des formes, crée des récits inventés, catalysés par des personnages potentiellement réels. Ces quatre compositions visuelles en forme d’étapes primitives à un film futur configurent les prémisses d’un scénario, ses maquettes de décor, ses recherches d’ambiance, son mood-board en quelque sorte. Elles n’en demeurent pas moins représentatives des fondements du travail de l’artiste, où bricolage et do-it yourself convergent vers une relecture de l’histoire de l’art, de l’architecture et du design.

Entre abstraction minimale et pop éclatante, les années quatre-vingt s’invitent au tournant des pages sur la question du motif et de la couleur, posée en référence aux préoccupations du Memphis group1. Le légendaire collectif de designers et d’architectes fondé en Italie en 1980, notamment par Ettore Sottsass, prit la liberté d’instituer la couleur comme intégrative de l’objet même, la créditant de tous les attributs culturels possibles, du pur matériau symbolique à l’expression d’un contexte historio-géographique plus spécifiquement américain. La série d’Hoël Duret intitulée Colored fields (2012), constituée de monochromes d’acrylique grattée selon les lignes formées par les zones d’irrigations du désert américain, convoque elle aussi cette question de la couleur, au centre du travail. Avec le motif, les enjeux esthétiques se déplacent ainsi de l’art minimal au pop art, à travers un large spectre de médiums et de dispositifs : de l’installation à la scénographie, du décor exposé au tournage de cinéma, tels que l’on aura pu les découvrir dans le complexe et majeur opéra La Vie héroïque de B.S. Réalisée sur deux années et exposé en trois « actes » au Frac des Pays de la Loire, à Mosquito Coast Factory et à la Zoo Galerie2, l’œuvre réinvente la figure illustre du designer franco-américain Raymond Loewy3, père des logos Lucky Strike, Shell et Spar pour n’en citer que quelques-uns.

Etrange et abstrait, le langage visuel de cette préfiguration de scénario s’inspire de multiples références : des patterns de la mode des eighties au style graphique de Jean-Paul Goude, des décors lumineux de Broadway à Memphis, des Arts déco au baroque de John Galliano.
Le film à venir racontera l’obsession pour la couleur et le motif d’un Américain vendeur de peintures qui débarque de Miami à Brest, en quête des architectures art déco qui émaillent les côtes bretonnes. Face à une France des années trente « blanche », déceptive et aseptisée, ses cauchemars s’emplissent de bizarres danses costumées qui trahissent un état psychique troublé…
A travers cette nouvelle constellation de personnages et de décors bigarrés, Hoël Duret, après l’opéra La vie héroïque de B.S., poursuit l’invention par le récit filmé d’une histoire des formes relue à l’aune de la contemporéanité.


1 Le Memphis group fut un mouvement de design et d’architecture influent, fondé à Milan par Ettore Sottsass le 11 décembre 1980, a ensuite compté parmi ses membres Michele De Lucchi, Matteo Thun, Marco Zanini, Aldo Cibic, Andrea Branzi, Shiro Kuramata, Michael Graves, Javier Mariscal, Barbara Radice, Martine Bedin, George J. Sowden, Masanori Umeda et Nathalie du Pasquier. Il s’est dissout en 1988

2 La Vie héroïque de B.S. Un opéra en trois actes, 2013-2015 – Acte 1 : As a Tribute – Acte 2 : Le dilemme de l’œuf – Acte 3 - Les sirènes de Corinthe

3 à lire, entre autobiographie narcissique et candide traité théorique, le best seller de Raymond Loewy, La Laideur se vend mal (1953), Paris, Gallimard, Collection Tel (n° 165), 1990





Modernism Begins at Home
par Antoine Marchand
Catalogue Instantané 84 - Hoël DURET, La vie héroïque de B.S. - Acte 1 : As a tribute…, avril 2014, éditions FRAC des Pays de la Loire

Nourri, comme nombre d’artistes de sa génération, par les théories postmodernes – du High & Low californien au décloisonnement conceptualisé notamment par Jean-François Lyotard –, Hoël Duret n’a que faire des frontières, hiérarchies et autres classifications et préfère penser sa pratique dans un expanded field, un contexte élargi mêlant sans vergogne des éléments issus de multiples champs culturels. Aucune appréhension chez lui, donc, lorsqu’il s’empare d’icônes et de références incontournables qu’il prend un malin plaisir à s’approprier pour mieux les disséquer. Dans Build your own landscape par exemple, vidéo réalisée durant un séjour à Marfa en 2011, il expliquait comment « construire » un paysage, en revenant sur la typologie classique du genre, à savoir le cloisonnement territorial, l’expérience de la route, l’échappée et la prise de hauteur, soulignant l’artificialité de la condition paysagère américaine. Avec Monade Island Project, expérience collective menée en 2011 – dont une des formes s’inspirait du mythique projet de ville futuriste de Walt Disney baptisée EPCOT, pour « Experimental Prototype Community Of Tomorrow » –, il envisageait une proposition rationnelle de construction en rupture avec le monde contemporain, qui faisait immanquablement écho aux utopies modernistes et autres expériences communautaires alternatives.
Par ailleurs intéressé par les questions de bricolage et leurs corollaires – Do It Yourself, construction amateur… –, le jeune Duret développe depuis quelques années un corpus qui s’articule autour de ces différentes formes d’expression, pas tant pour les esthétiques qu’elles véhiculent que pour ce qu’elles racontent du fonctionnement de notre société. Ainsi de sa récente édition I CAN DO ANYTHING BADLY, Faire sans savoir est un sens commun, dans laquelle il s’attache à écrire une « petite histoire éclairée du bricolage », à travers divers courants, époques et pays – de l’Arts & Crafts britannique aux mouvements de contre-culture américains, en passant par le Bauhaus allemand. Ainsi également de Sans titre (L'information est une vocation), ensemble de 132 dessins réalisé en 2012, qui établit la notice technique de transformation d’un panneau d’affichage urbain en refuge habitable, appliquant la souplesse et l’adaptabilité du DIY à l’urgence du quotidien en pointant au passage une certaine esthétique survivaliste récurrente aujourd’hui. Quant à l’installation Schön und Modern (2012), elle concentre, en quatre maquettes d’architectures modernistes emblématiques réalisées en bois de récupération, nombre des problématiques soulevées ces dernières années par l’artiste. En ramenant ces réalisations iconiques à leur plus simple expression, il en soulignait notamment la justesse de l’équilibre et des proportions – tel un morceau de musique surproduit qui garderait toute son efficacité une fois dépouillé de ses arrangements superflus. Néanmoins, malgré la convocation et la manipulation de ces canons référentiels, Hoël Duret ne verse pas dans la simple fascination pour les formes – issues notamment du modernisme –, travers caractéristique d’une certaine frange de la création contemporaine. Il se place plutôt en héritier critique, privilégiant aux utopies collectivistes des propositions concrètes et réalisables.

« La vie héroïque de B.S. », son dernier projet en date, se veut une poursuite logique de ces différentes réflexions, tout en faisant preuve d’un souffle jamais rencontré encore dans son travail. L’artiste propose en effet, par le biais d’une épopée au long cours, un point de vue tout personnel sur l’axiome moderniste, dénué d’ironie ou d’arrogance, mais affranchi de toute inhibition. Cependant, plutôt que d’élaborer une analyse classique et argumentée, il a choisi de prendre la tangente et de l’aborder de manière détournée. Périlleuse sur le papier, cette tentative se révèle au final extrêmement jouissive. Hoël Duret s’est attelé à la rédaction d’une fiction épique, une « aventure » qui lui laisse une grande liberté d’interprétation pour prendre ses distances avec la grande Histoire et s’attarder sur les marges, ce qui n’est d’ordinaire pas traité. Maniant à merveille l’art du storytelling – au sens premier du terme –, il nous invite à suivre les pas d’un personnage dénommé B.S. – un hommage à Raymond Loewy ? –, décrit comme un « designer conscient des enjeux de son époque qui porte un regard analytique sur les expériences du design post-seconde guerre mondiale ». En délégant cette expérience iconoclaste à un personnage fictionnel, il instaure de fait une mise à distance critique, une subtile ambigüité entre son statut et celui de son alter-ego : B.S. est-il un simple avatar d’Hoël Duret ? Ce dernier se place-t-il en narrateur omniscient ? En regardeur détaché ?
L’artiste s’est emparé d’un format atypique pour organiser son récit, selon une logique épique et romanesque rappelant les « Gesamtkunstwerken » du XIXe siècle. À la manière des Who, qui avaient transposé la structure de l’opéra au rock ‘n’ roll au moment de l’écriture de Tommy (1969) et Quadrophenia (1973), il a donc « composé » un opéra en trois actes, chacun d’eux revenant sur un moment particulier de la vie de ce designer rigide jusqu’à l’absurde qu’est B.S. Construction narrative et analyse critique s’échafaudent ainsi simultanément, rendant le fond et la forme réellement indissociables. L’exposition sert en effet de décor à la captation vidéo – mêlant documentaire et fiction – de cet opéra tourné au sein de l’espace d’exposition, alors que le format même de l’opéra permet lui d’organiser l’ensemble du récit. Néanmoins, loin de fonctionner en vase clos, cette structuration quasi-tautologique renforce au contraire l’ampleur et l’ambition de la démonstration. Quelle meilleure forme en effet que l’opéra, lieu de l’artifice, de la mise en scène et de la grandiloquence, comme cadre structurel de ce projet ? Le découpage narratif exposition/nœud/dénouement permet de suivre la lente et irrémédiable chute de ce loser magnifique, tellement empêtré dans ses convictions qu’il est incapable de modifier sa façon de penser.
L’étape présentée au FRAC Pays de la Loire, intitulée « As a Tribute… », permet ainsi de faire plus ample connaissance avec ce fameux B.S., analyste rationnel du design moderne et postmoderne. S’y déploie un ensemble de pièces qui cherche à faire la synthèse des formes et matériaux du design des soixante dernières années, un inventaire convoquant pêle-mêle les volumes et matériaux de la Farnsworth House de Mies Van der Rohe, les empiètements d’Autoprogettazione d’Enzo Mari, les dessins de Josef Albers ou bien encore les reliefs de façade de Marcel Breuer. Autant de projets emblématiques du modernisme réunis au sein d’une installation composite qui rejoue l’environnement domestique. Toutefois, au lieu de souligner les prouesses techniques et la validité de ces différentes réalisations, c’est plutôt leur précarité et leur inefficience qui est ici mise en avant, rappelant notamment les dysfonctionnements de la célèbre Villa Arpel pensée par Jacques Tati dans son film Mon Oncle (1958). La démonstration de B.S. atteint vite ses limites et relègue ces icônes à une accumulation un peu vaine, de simples coquilles vides. Hoël Duret nous rappelle par là même que les héros modernistes furent également et avant tout des inventeurs, avec tout ce que cela pouvait comporter d’erreurs, d’essais infructueux et autres échecs ; son personnage en étant l’ultime parangon, figure pétrie de certitudes dont l’assurance et la mauvaise foi confinent parfois au pathétique. Cet exercice de déconstruction jubilatoire interroge par ailleurs notre propre rapport à ces formes innovantes héritées du vingtième siècle, souvent proche de la fétichisation. Si le volet inaugural présenté à Carquefou s’attarde donc sur l’amorce de l’intrigue et la présentation du principal protagoniste, les deux actes suivants – respectivement intitulés « le dilemme de l’œuf » et « les sirènes de Corynthe », titres qui paraissent tout droit sortis d’albums de Tintin – verront B.S. perdre toute conviction, basculer peu à peu dans la folie et se lancer dans une quête mystique qui l’amènera à travailler seul, privilégiant à ses convictions profondes une approche autodidactique, basée sur l’expérience.

Cette approche totalement décomplexée permet à l’artiste d’écrire sa propre histoire du modernisme en exploitant à plein l’indéniable potentiel fictionnel de ce mouvement. Une manière extrêmement habile de boucler la boucle et d’entremêler la rigueur moderniste et la souplesse des pratiques de construction amateurs, en confrontant la Sainte Trinité fonctionnalisme / rationalisme / puissance de la forme de la première à la logique vernaculaire et anticonsumériste de la seconde. Un peu comme si l’on cherchait à comprendre une symphonie de Gustav Malher avec la grille de lecture de la musique punk. Cette conception empirique des choses lui permet, l’air de rien, en nous narrant les rocambolesques aventures de ce personnage loufoque et attachant, de poser un regard neuf sur une antienne moderniste tellement citée, convoquée et analysée qu’elle semble aujourd’hui n’être plus qu’un simple gimmick, vide de sens. En évitant l’impasse formaliste, il parvient pourtant à dépoussiérer notre rapport actuel au modernisme et à son héritage, tout en s’interrogeant, dans une démonstration aussi ludique que magistrale, sur notre relation ambiguë aux formes du quotidien, aux objets qui nous entourent.


(1) Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1979.
(2) Le bâtiment de l’école du Bauhaus de Dessau par Walter Gropius (1926) ; le pavillon allemand de l’exposition internationale
de Barcelone par Ludwig Mies van der Rohe (1929) ; la Villa Savoye par Le Corbusier (1931) et le siège de l’ONU par Oscar Niemeyer (1951).






Hoël Duret, Acte 1, La vie héroïque de B.S. : As a tribute...
par Eva Prouteau
02point2, n°2, décembre 2013

Le titre de l’exposition d’Hoël Duret au Frac des Pays de la Loire mime l’hommage au destin d’un grand homme : « La vie héroïque de B. S. : As a tribute... ». Le carton d’invitation se veut énigmatique — un homme joue au golf, corps cabré d’après le swing, la balle est partie, il suit sa trajectoire du regard ; une jeune femme téléphone dans son salon, allongée par terre et les pieds en l’air ; tout a l’air sixties et cossu. Quelques notes atmosphériques pour une histoire qui se raconte à travers le prisme du modernisme : Hoël Duret met en place l’univers d’un film à venir et de son héros de fiction, le mystérieux B.S. du titre, qui nous est décrit comme un designer victime de ses certitudes, sans recul face à une pensée moderne dont il aurait maladroitement digéré les codes. Ce que nous découvrons salle Mario Toran est donc un décor qui révèle les obsessions du personnage : foisonnante, l’installation composite déploie dans l’espace un inventaire pléthorique de matériaux et des références formelles plus ou moins lisibles. Une grande structure en bambous reprend la Farnsworth House de Mies van der Rohe, un piétement en bois évoque Enzo Mari, et ailleurs sont déclinés un paravent d’Eileen Grey, des éléments de la facade du Whitney Museum de Marcel Breuer, le vitrail de l’aéroport JFK...
Seulement, force est de constater que le mixage de ces samples référentiels est maladroit, et que certains détails font basculer les choses vers le kitsch : une brassée de fausses bûches reliées par des liens de serrage en plastique, une mini-colonne ornementale façon déco de restaurant, du formica aux motifs de marbre écœurants... La réalisation n’aide pas à corriger cette sensation de collage indigeste : beaucoup d’approximations et une propension au « mal fait » assez manifeste, dans laquelle on reconnaît l’artiste derrière le personnage. Dans toute cette accumulation de ratages conscients, se lit alors le projet d’Hoël Duret : déconstruire le rapport à la fascination des formes modernistes tout en clamant son attachement profond à ces dites formes. En remettant l’accent sur des processus de fabrication, en réinjectant du craft dans l’objet industriel, Hoël Duret rend impossible la propagande que véhiculent ces formes du design — mais il le fait avec tendresse, en passant par l’humain. La fiction lui sert de médium : son personnage, idolâtre et compulsif, incarne le scénario d’une désorientation et quitte peu à peu l’idéologie pour rencontrer le mysticisme. Un vaste programme qui va nourrir les trois actes d’un opéra filmé : le décor exposé au Frac joue presque le rôle du personnage principal dans le premier acte, la suite est à venir au musée des Beaux-Arts de Mulhouse en juin 2014.